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Dans l'Encyclopédie Méthodique (celle de Panckoucke), Nicolas Beauzée (qui n'est pas n'importe qui ; il a rédigé bon nombre d'articles de grammaire pour l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert) écrit :
Si quelque autre langue que la latine devient
jamais l'idiome commun des savants de
l'Europe, la langue françoise doit avoir
l'honneur de cette préférence ; elle est
déjà le suffrage de toutes les Cours, où
on la parle presque comme à Versailles.
[....] L'académie de Berlin, frappée de ce
phénomène, vient de proposer un prix pour
en connoistre les causes ; et un françois, M.
de Rivarol, a remporté ce prix, doublement
honorable pour notre nation.
Nicolas Beauzéé, article « Langue », Encyclopédie Méthodique (Paris: chez Panckoucke, 1786) 2:422.
Aimable temps, où l'on pouvait en toute innocence envisager avec calme l'essor hégémonique du français (de la langue des cours à celle des savants ; on sait la primauté que l'anglais a acquise depuis) ; restreindre son horizon intellectuel à l'Europe (la science est aujourd'hui mondiale) ; confondre un idiome et un peuple : « ce prix doublement honorable pour notre nation » signifie que la langue française est identifiée à la France (or on parle français aujourd'hui davantage hors des frontières de l'hexagone) ; énoncer enfin de gratifiantes contrevérités.
Se satisfaire, surtout, d'un récit dont les Français, depuis, se délectent. Le voici :
« En 1783, l'Académie de Berlin, rendant les armes, mit au concours les raisons de l'évidente « universalité » de la langue française.
Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-telle cette prérogative ? Est-il à présumer qu'elle conserve ?
Puis elle couronna un Français, Antoine de Rivarol, pour l'essai brillant qu'il avait soumis au jury. »
Tout dans cette histoire est aussi factice que la particule de Rivarol. Depuis 1746 l'Académie prussienne était dirigée par des Français. Ce concours est une complaisance : le triple questionnement, qu'un Français a évidemment énoncé, présupposait l'universalité européenne de la langue française ; les questions portaient sur les causes et la pérennité de ce privilège.
Au rebours de ce que déclare Beauzée et de ce que l'on n'a cessé de répéter après lui, ce prix, M. de Rivarol l'a partagé. Et circonstance aggravante : avec un Allemand.
Le prix de Berlin fut...