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ARNAUD ROBERT
Devant la salle Barbara, à Barbès, il fait brûlant; sur le bitume poisseux, des marchands ambulants écoulent leurs cigarettes, les corps contre les corps qui frôlent d’autres corps. On écoute la voix grinçante d’Arthur Teboul, chanteur de Feu! Chatterton, qui vole au-dessus d’un ruisseau de cordes à vif: «Laisse-moi caresser ta peau de chagrin, ton corps qui s’amenuise.» On pousse la porte. Ballaké Sissoko accorde son instrument, une harpe mandingue qui ressemble à un voilier des terres sèches, il vous accueille dans un presque silence de solitaire contrarié.
On le connaît depuis des décennies, Ballaké. Depuis cette petite maison de Bamako, en bordure d’une vaste rue ombragée, de terre sanguine, où il avait passé sa propre enfance. Sur les marchés maliens, les gens achetaient encore la cassette de 1970 où son père et le père de Toumani Diabaté inventaient le duo de koras Cordes anciennes. Cette bande, gravée dix ans seulement après la déclaration d’indépendance du Mali, portait à elle seule l’épopée nationale, les empires médiévaux, la permanence des griots, l’appel panafricain, quelque chose d’inaltérable dans ces 42 cordes mêlées d’eau, de patience, de braises.
FESTIN DE LANGUES
«Je suis né en 1967, mon père Djélimady Sissoko est mort quand j’avais 13 ans. Il n’avait jamais voulu que je lui succède.» Ballaké grandit dans cette cour où le monde se rend. Il y a des Guinéens, des Gambiens, des Sénégalais qui viennent apprendre la kora auprès du maître, c’est un festin de langues et d’accents, un melting-pot qui forge déjà chez l’enfant une conscience cosmique. Ballaké a subtilisé une des trois clés qui ouvrent la chambre du père; chaque matin, il fait semblant de se rendre à l’école, rebrousse chemin et se glisse dans le réduit où la kora siège. Tout seul, il reproduit ce qu’il a entendu la nuit.
Ce sont des nuits infinies, les trois femmes du père chantent les louanges des...